Étendu sur des draps rouges et bleus, un garçonnet aux cheveux fins et bouclés dont la couleur rappelle les blés roussis s’échine à trouver le sommeil. Il somnole, mais ne dort pas. De temps à autre, ses paupières habillent d’obscurité ses grands yeux verts étirés en amendes. Il se laisse alors aller à rêver, mais ces chimères sont fugaces, il se réveille. Ce soir, Morphée ne l’entourera pas de ses bras chauds et rassurants. Ce soir, Oneiros n’envahira pas sa nuit de songes colorés. Ce soir, le marmot veillera, inquiet et angoissé. Il craint le lendemain : son anniversaire. Il célèbrera ses douze ans.
Jour béni par ses camarades de classe invités à une superbe fête - organisée de main de maître par sa grand-mère - financée par les deniers de son père, leurs yeux rieurs pétilleront, alors que les pupilles jumelles d’Ellyott seront éteintes. Pourtant, rien ne sera trop beau pour l’héritier. Cadeaux désirés, gâteaux glacés, guirlandes illuminées, cotillons de papiers mâchés, confettis colorés, ballons épinglés, bannières bigarrées, photos capturées, magicien chevronné et clown égayé, l'après-midi serait parfaite. Non. Rien ne manquera au poussin. Rien, sauf leurs parents. Maman est partie il y a plus de quatre ans, quant à Papa, il travaille encore et toujours. Il est au Japon. Aucun espoir d’un remords ne sera nourri par Ellyott. Son père ne viendrait pas.
Lassé d’attendre le messager de Zeus, le jeune garçon se redressa en soupirant. Adossé contre le montant de son lit, ses doigts boudinés d’enfant glissèrent sur sa gavroche frimousse. S’occuper est indispensable quand l’anxiété point le bout de son nez. Le temps est impatient. Certes, les heures s’érodent au fil du temps, mais vides, elles restent interminables. Il soupire à nouveau et quittant sa couche douillette, il se penche par la fenêtre ouverte. Il respire à pleins poumons, laissant la brise légère de ce 23 août caresser ses pommettes saillantes et chatouiller son nez à la retrousse. Le regard lointain, égaré dans les promesses de l’horizon, l’enfant rêvasse bien éveillé. Ses prunelles croquent le coteau, les toits ardoisés des maisons voisines et la cime de la forêt. Il pense à Jane, son amie de toujours, qui doit probablement dormir dans la chambre d'à côté. Au contraire, sans doute seraient-elles venues le rejoindre pour une folle expédition dans le jardin. Ils seraient alors cachés du monde par les hauts sapins pendant au minimum deux jours. Deux journées entières jusqu’à ce que finisse cette affligeante journée de fête. Il n’en serait rien. Ellyott habillera le décor, mais pas l’après-midi.
Soudain, égaré dans sa contemplation, le bambin se cogne le haut de la tête au battant de sa fenêtre quand les bras fins d’une enfant l’arrachèrent à ses mirages. Elle se cramponnait à sa taille et ses tremblements agitaient le corps frêle de son meilleur ami un peu stoïque.
« Qu'est-ce qui se passe ? » Elle hausse les épaules.
« Un cauchemar ? » Elle hoche la tête.
« Tu veux rester avec moi ? » Elle répondit :
« Oui ». Lorsqu’elle passait le week-end avec lui, il était son serviteur, elle était son rayon de soleil. Ils regagnèrent la couchette, s’allongèrent ensemble et comme les enfants qu’ils étaient à l’époque, ils s’abandonnèrent au silence dense et pesant du soir.
Météo incertaine, une pluie torrentielle ranima Ellyot. Etourdi, égaré, sa mémoire défaillit. Que fait-il dans cette ruelle ? Pourquoi ces poches sont-elles pleines de cocaïne ? Quelle heure est-il ? De ses cheveux dégoulinent déjà de lourdes gouttes d’eau et se redressant pour s’abriter, de terribles douleurs le paralysèrent. Ses poings sont-ils brisés ? Pourquoi sa tête lui fait-elle si mal ? Jetant un coup d’œil à sa main souillée de sang séché, le jeune garçon écarquilla les yeux et se redressa avec peine pour contempler les ravages de son amnésique soirée dans une flaque d’eau croupie. Les tempes ensanglantées, la lèvre ouverte, le nez cassé, soigner ses plaies est indispensable. Un médecin ? Il l’enverrait à l’hôpital. Inutile. Compte tenu des substances respirées la veille, les médecins le garderaient et ce serait probablement la fin de sa relation déjà chaotique avec son père. Vingt-deux heures. Jane doit être morte d’inquiétude. Un texto suffirait à la rassurer, mais il ne saurait pas vraiment quoi lui dire. Alors, à défaut de l’appeler, il vide ses poches et hèle un taxi qui l'emmènera chez elle.
« Bon sang. Ellyott. Mais qu'est-ce qui t’est arrivé ? » demande-t-elle inquiète. Lui, appuyé contre le chambranle de la porte d’entrée, il soupire de soulagement lorsqu’elle apparait sur le seuil de sa porte. Débardeur et short de nuit, il regrettait de la déranger. Elle paraissait somnolente avant d’apercevoir le visage brisé de l’invité-surprise. Alors, honteux, les yeux baissés sur ses mains aussi pitoyables que son apparence générale, il s’excusa d’une toute petite voix, presque timide. Jamais il n’oublierait son regard horrifié. Jamais. Il aurait dû s’abstenir de franchir cette porte. Comment expliquerait-il ses blessures à présent ? Comment la rassurer ?
« Tu dormais ? Je suis désolé. » me suis-je excusé.
« Ce n’est pas grave. Assieds-toi. J’enfile un jean’s et je t’emmène à l’hôpit… » Il a violemment protesté :
« Non. S’il te plait » lança-t-il vivement, l’œil anxieux et dilaté.
« Je ne peux pas me rendre à l’hôpital. Je…. » Elle n’insista pas et l’invita à nouveau à s’asseoir. Compréhensive, comme toujours, elle est revenue de sa salle de bain les bras chargés d’une trousse de premiers soins, d’un bol d’eau chaude et d’une serviette.
« J’espère qu’il ne te faudra pas de point de suture ou tu vas garder une mauvaise cicatrice. » Elle lui sourit amoureusement et les mains tremblantes, elle entreprit sans mot dire de nettoyer les plaies.
« Je serai la plus délicate possible » annonça-t-elle tandis qu’il demeurait silencieux et qu’il serrait les poings. Respirant profondément, il inspirait son parfum et ses prunelles scrutatrices dessinaient les courbes de son visage, redécouvraient la couleur de ses yeux, la ligne de son nez et la rondeur de ses lèvres, ses lèvres vermeilles, charnues et meurtries par ses grimaces lorsque le moelleux de la serviette assainit la blessure, ses lèvres ensorcelantes, tendres et exquises. Il les redécouvre en se demandant pourquoi il s'obstine à tromper cette femme si dévouée, si passionnée, si pleine d’avenir et finalement, trop bien pour lui.
« Alors ? Raconte-moi. Qu’est ce que tu as fait ? Je me suis inquiétée. » finit-elle par demander. Elle mit du temps, cherchant sans doute le bon moment. Il a dit : je ne sais pas. Elle a répondu d’un œil perplexe. Il aurait aimé lui mentir... tout en étant heureux d’oublier... oublier que peut-être, une fois encore, il a déshonoré l’amour qu’il lui voue malgré toutes ses incartades. Puis, il l’a remercié. Il l’a remerciée d’être elle sans jamais faillir avant de l’embrasser tendrement.
Autant suis-je heureux de la retrouver, autant je crains sa réaction. Je m’abstiendrais donc volontiers de la rejoindre. Quel paradoxe. A des kilomètres d'elle, je dépéris. Près d’elle, je me sens coupable. Coupable d’avoir causé cet accident à cause de l’alcool ou de la drogue. Je m’en veux tant que je doute sincèrement être capable d’assumer cette situation. Elle me manque pourtant. Quelques jours sans elle et je me sens vidé de tout courage. Pourtant, j’ai peur de l’affronter. Alors, je nourris l’espoir fou qu’elle me pardonne sans oser présenter d’excuses en bonne et due forme. Faites qu’elle ne pleure pas ! Faites qu’elle crie, geint, gifle, déteste, colère et insulte. Je respecterai ses émotions, mais, je ne supporterai pas la voir pleurer.
Impuissant face à mes inquiétudes, je voudrais fuir mes obligations, traîner toute la sainte journée dans les rues de ma ville ou encore m’inviter chez un ami pour tous les soirs à venir. Dieu seul sait comme je donnerais beaucoup pour être aux abonnés absents. J’ai peur de sombrer derechef devant les ravages de mes trahisons sur son délicat minois. Dès lors, à mesure que je m’approche de sa coquette petite maison, l’angoisse me gagne. Je ne suis pas pressé et pourtant, une contradiction veut que mon pied enfonce lourdement l’accélérateur. J'arrive beaucoup trop vite, beaucoup trop tôt. J'ai besoin de rassembler mes idées et préparer mes mots. J’avoue. Je suis tenté de précipiter le retour. Mais je ne peux pas. Mon courage ne peut fuguer. J'affronterai cette épreuve à bras le corps. Je n'ai rien à craindre.
Au seuil de sa porte, j'inspire une bouffée d'air. Je gravis les escaliers du parterre et sonne à la porte. Son père, charmant monsieur aux accents traînants, m’ouvre sans le sourire. Nous nous saluons poliment, mais, alors que je m’attends à ce qu’il appelle ma petite amie du bas de l’escalier, il hèle son épouse. J’avance de quelques pas, guettant le pas léger sur le parquet du salon. Rien. Pas un bruit, pas un son. Son père me regarde, stupéfait avant de prendre, à son tour, son courage à deux mains.
« Je suis désolé de te dire ça mon grand, mais... elle ne se souvient pas de tout et, sa mère et moi, nous nous demandons s’il n’est pas préférable qu’elle ne se rappelle de rien. » Je n’étais pas certain de bien comprendre où il venait en venir. Je l’ai donc laissé parlé. Sa tirade laconique n’était pas achevée.
« Soyons honnêtes, tu l’as plus souvent fait pleurer que le contraire. Avec cet accident, tu lui as offert la chance de se reconstruire sans toi. Si tu l’aimes, tu devrais disparaître. » Certes, il restait aimable, mais ses poings serrés trahissaient toute la colère qu’il ressentait pour moi. Cet homme est simplement bien élevé, quant à sa femme, que j’imagine derrière la porte à nous espionner, elle s’est montrée bien plus lâche. Je peux comprendre. Je ne juge pas. Je suis simplement déçu, j’aurais aimé pouvoir lui parler sans entrave. J’avais tellement de secrets à avouer, de peine à exulter, d’amour à lui offrir. D’amour honnête cette fois. Je n’en ai plus le droit.
Je serre la mâchoire et me contracte. Mes doigts s’entremêlent, se tordent et mes os craquent. J’haussai à mon tour les épaules, m’apprêtant à prendre congé en m’excusant pour le dérangement quand je suis muée du besoin de la voir une dernière fois.
« Puis-je au moins lui dire au revoir ? » Son père, compatissant, accepte d’un signe de tête et il m’invite à gravir, sous son chaperon, les escaliers menant à la chambre de sa fille. J’approche à tâtons, respiration brimée par mes appréhensions et hésitant, je frappe à la porte, trépignant jusqu’à ce qu’elle m’ouvre la porte. Elle m’a souri chaleureusement et j’ai trouvé de l’hardiesse dans le regard inquisiteur de mon père.
« Tu as l’air d’aller bien. Je suis ravi. » Elle allait me répondre, je lui coupai la parole.
« Je n’en ai pas pour longtemps. Je... voulais juste te dire qu’il est préférable qu’on ne voit plus toi et moi. » J’ai failli ajouter qu’elle me manquerait beaucoup, mais je n’ai rien ajouté, tournant les talons sans répondre à ses questions. Qu’aurais-je bien pu ajouter de toute manière ? Son père s’est interposé et seul, j’ai quitté sa maison en quête d’une âme charitable qui me ramassera. Une âme charitable qui m’empêchera de revenir en arrière. Un jour, peut-être, sortirais-je grandi de ce choix influencé. Elle ne mérite pas de faire à nouveau les frais de mes faiblesses.
« Elle est bonne n'est-ce pas ? » La jeune femme lançait un regard interrogateur à son ancien amant. Pourrait-elle obtenir ces faveurs le temps d’une nuit ? Elle n’avait jamais oublié leur unique soirée passée ensemble. Jamais. C’est vrai qu’au lendemain il convolait avec sa petite amie, Elizabeth, beauté froide un peu guindée. Qu’importe. Il était tantôt tendre tantôt fougueux. Il était beau, il était charmant, bien élevé et surtout loin d’être fidèle. Elle était restée sans nouvelle de lui durant six mois. Six mois durant lesquels il tenta d’arrêter ces conneries, cherchant même un travail honnête pour arrêter son job de bookmaker. Sauf que ça rapportait plus gros. Alicia, elle, savait que cela ne durerait pas. La pression, il n’avait jamais supporté. Elle le savait. Il replonge et c’était évident. Oui ! Il replonge malgré les avertissements.Ce genre de menace n’a que peu d’influence sur un homme comme lui. Ses efforts sont toujours de courte durée. Au moins a-t-il le mérite d’avoir essayé.
« Dis-moi Ellyott, qu’est ce que tu lui trouves à cette fille ? » interroge Alicia en ondulant tel un serpent qui fonderait sur sa proie. Ce soir, elle serait sienne. Ellyott haussa la tête. Il n’avait rien à répondre. Seul de son corps émanait ce reniflement significatif des drogués. La tête en arrière, il souriait simplement et s’assit sur une des chaises qui s’offraient à lui.
« Tout ce que je ne trouve pas chez toi Poupée »
Il avait répondu spontanément, sans tact. Il ne voulait pas la vexer. Raté. Elle s’empourprait. Il s’envolait. Qu’attend-elle de lui exactement ?
« Pfff… Pathétique. De la part d’un tox ça me touche même pas. D’ailleurs, elle doit pas être si bien que ça où elle t’aurait déjà quitté. Tu es un perdant. Un gars qui réussit parce qu’il est malhonnête » Ces mots résonnaient étrangement dans sa tête. Les souvenirs d’une conversation, d’un ultimatum, d’une menace lui revenaient. « Une overdose. Encore une et je t’envoie en cure de désintoxication... sauf si tu veux qu’on se sépare ». Que ferait-il sans elle ? Qu’adviendrait-il de lui ? Elle était importante pour lui, sans doute pour sa ressemblance étonnante avec Jane.
Elle t’aurait déjà quitté... Je te quitterai Ellyott….Je te quitterai…Tout se mélange dans sa tête. Ellyott ne parvient plus à faire la différence entre la réalité et son délire de drogué. Où est son corps ? Où est sa tête ? Pourquoi ça tourne ? Pourquoi cette envie de vomir ? Pourquoi a-t-il le sentiment d’avoir déjà ressenti pareilles sensations désagréables ? Il se sent partir, tomber, mourir.
« Alors, tu es prêt ? » s’inquiète Elizabeth qui, sans bruit, m’avait rejoint dans la chambre. Moi, digne et fier, je boucle ma valise avec amertume. Je n’ai pas envie. Je n’ai pas envie de quitter l’appartement que nous partageons. Je n’ai pas envie de rentrer à l’hôpital pour me sevrer de cette merde. Pour qui le ferais-je ? Pour elle ? À quoi bon ? J’ai comme la désagréable impression que nous nous éloignions. Ce n’est pas ce qu’elle veut. Je le sais. Elle se démène pour chasser mes démons sans y parvenir. Pourtant, elle y met tout son cœur et toute sa foi. Elle se jette à corps perdu dans une bataille perdue d’avance. Mes erreurs me rongent trop. Il n’est pas un jour où je ne pense pas à Jane. Jane et ses grands yeux. Jane et sa force. Jane et son regard perdu quand je l’ai définitivement abandonnée il y a de cela cinq ans. Cinq années où j’espère qu’un jour, elle se souviendra et qu’elle me pardonnera.
« Je sais que ce n’est pas forcément le bon moment pour en parler, mais je vais rentrer chez mes parents pendant ton internement. Je ne me vois pas rester ici toute seule. » m’annonça Elizabeth. Je la comprends. Je ne lui en veux pas. Bien au contraire, je crois sincèrement que ce sera une bonne idée.
« D’accord » est tout ce que j’ai pu dire.
« Et... je ne sais pas si je vais venir te voir là-bas. Mon père dit que ce n’est pas une bonne idée, qu’il est préférable que je te laisse te recentrer sur toi-même. » Son père ! Quelle surprise. Il décide de tout, prend toutes les décisions à sa place. Elle est complètement à sa botte, car il a de l’argent. Beaucoup d’argent. Et, comme mon père avant lui, il lui fait du chantage. Moi, je suis bien plus indépendant qu’elle. J’ai préféré fuir ma famille plutôt que perdre ma liberté de penser.
«OK. Tu fais comme tu veux. » ***
Elle me serra très fort et j'ai senti ses larmes couler. D'aussi loin que je me souvienne, je n’avais jamais vu cette demoiselle pleurer depuis que je la connaissais. « Tu vas terriblement me manquer. » Et j’ai déposé mes lèvres sur les siennes, je l’ai serré comme si c'était la dernière fois. « Tu me manqueras aussi» Je l’embrassai à nouveau avant de la laisser dans le hall de l’hôpital. J’allais vivre l’enfer et elle ne viendrait pas, elle ne me soutiendrait pas.